Propos recueillis par Thu Trinh-Bouvier le 18 janvier 2020
“Transmettre le savoir me permet de partager ma passion pour les sciences“
Pourriez-vous vous présenter ?
Je suis informaticienne. Dans le cadre de mon travail, je développe notamment des dispositifs numériques pour des artistes.
Quel est votre parcours universitaire ?
J'ai étudié à Télécom SudParis. J'ai donc une formation d'ingénieur.
Après mon Bac, j’étais impatiente de faire des études scientifiques car j’étais passionnée par ce domaine, mais j’ai vécu une réelle déception lors de mon passage en classes préparatoires, où j'avais le sentiment de subir une méthode d’apprentissage absurde. Il n'y avait jamais de prise de distance par rapport au savoir que l’on ingurgitait. Aucune approche épistémologique qui aurait mis en lumière pourquoi on apprenait telle ou telle chose.
La finalité - telle que je l’ai perçue à cette époque - n'était pas de comprendre les sciences mais de réussir les concours.
Heureusement, j’ai finalement réussi celui de Télécom SudParis et j’ai pu me libérer de l’état d’esprit dans lequel je me morfondais.
Après mes études d’ingénieur, j’ai immédiatement voulu gagner ma vie mais cela ne m’a jamais empêché de continuer à défricher, de façon autodidacte, des territoires qui m'intéressaient. J'ai continué à étudier l'histoire des sciences à travers une approche épistémologique. J’ai lu une multitude d'ouvrages sur l'imagination scientifique et aussi de nombreuses autobiographies dont celles de Max Planck et Werner Heisenberg. J'ai toujours aimé découvrir le parcours des scientifiques du début du 20e siècle, ceux qui ont participé à la mise en œuvre d'outils conceptuels concernant la physique quantique.
A cette époque, je cultivais cet intérêt personnel sans pour autant créer des passerelles avec ma vie professionnelle en tant qu’informaticienne.
Quel est votre parcours professionnel ?
En parallèle des sciences, depuis toujours, je nourris un très fort intérêt pour le domaine artistique.
C’est la raison pour laquelle à la fin de mes études, j’ai essayé de mettre mes compétences en informatique au service de projets culturels.
J’ai par exemple tout mis en œuvre pour faire mon stage de fin d’études à l’
IRCAM, et ce, même à titre gracieux.
Pourtant, à l'époque ma situation financière était compliquée. Les revenus modestes de mes parents m'obligeaient à faire très attention à mes dépenses. Faire mes études à Paris était déjà très coûteux. Mais j’ai été opiniâtre pour obtenir coûte que coûte cette mission. D’ailleurs, je me souviens avoir été interdit bancaire peu de temps après !
Par la suite, après une brève expérience dans l’industrie chez Alstom, j'ai entamé un tour de France des centres de recherche musicale,
puis j'ai rejoint la société ART de Bernard Szajner, qui réalisait des spectacles automatisés et des animations pour les musées.
En 1993, je fonde Anabole pour y développer des produits numériques culturels.
Depuis les années 2000, j'enseigne également la programmation lors de workshops dans les écoles d'art et de design.
D’où vous vient votre intérêt pour l’informatique quantique ?
Une fois dans la vie active, j’ai continué à lire régulièrement des revues scientifiques. Et il y a un peu plus de dix ans, je suis tombée sur des articles qui parlaient de la représentation du monde à travers la mécanique quantique. Puis, j'en ai vu apparaître sur l'ordinateur quantique. Étant informaticienne, je me suis demandée de quelle façon l’arrivée de l’ordinateur quantique allait bouleverser mon métier. Comment allais-je devoir programmer et travailler avec ces nouveaux ordinateurs ? C’est donc la dimension applicative qui m’a intriguée en premier lieu. Je voulais me préparer à l’arrivée de l’ordinateur quantique et l’anticiper. Je ne m’imaginais pas à ce moment-là que j’irais aussi loin dans l’étude de ce domaine.
Suite à mes lectures scientifiques j’ai donc commencé à approfondir ce sujet très complexe et j’ai vite réalisé qu’il fallait engager une véritable démarche de recherche pour l’appréhender.
Mais les ouvrages spécialisés m’ont peu à peu confrontée à mes limites de l'époque en mathématique. Je tombais sur des articles d’un niveau d’expertise trop élevé pour moi. J'ai donc commencé à chercher les professeurs d’université qui enseignaient cette discipline. A l'époque, il existait des Mastères universitaires avec quelques cours sur l'informatique quantique et d'autres sur l'algorithmique en général.
J’ai identifié Julia Kempe qui faisait partie du LRI, le Laboratoire de Recherche en Informatique d'Orsay.
Mais je ne me voyais pas m'inscrire à une quelconque formation universitaire alors que je devais développer ma propre entreprise, Anabole. De toute façon, je n’ai pas un profil académique.
Comment vous y êtes-vous pris pour appréhender ce domaine de recherche complexe ?
En 2006, j'ai donc contacté Julia Kempe en lui expliquant ma démarche. Je lui ai proposé de me donner des cours particuliers. Elle m’a fait passer un test pour estimer mon niveau en mathématiques et ensuite elle m'a donné une fois par semaine des cours pendant plusieurs mois. J'étais prête à passer le temps qu'il fallait pour comprendre vraiment de quoi il s'agissait. La remise à niveau a été un peu âpre mais je me suis accrochée.
Ces cours m'ont permis de saisir le formalisme mathématique et les principes du calcul quantique.
A partir de là, j'ai commencé à réfléchir à des outils de représentation. Je me suis mise en relation avec une autre chercheuse passionnante qui s’appelle Sophie Laplante, actuellement responsable de l'équipe "Algorithmes et complexité" de l'
IRIF.
Elle était très intéressée par les développements informatiques que je réalisais par ailleurs dans le cadre de dispositifs artistiques.
Elle a commencé à m’associer à des événements de vulgarisation où j’expliquais ce qu’est le calcul quantique : à force de chercher à comprendre le fonctionnement de ce dernier, j’avais élaboré des outils numériques pour en montrer les différentes facettes. Trois années de suite j'ai donc participé à la fête de la science pour le compte du LRI (Laboratoire en Informatique d’Orsay) durant laquelle, via des ateliers, j’expliquais aux collégiens, aux lycéens et au grand public ce qu’est l’informatique quantique.
J'ai également rencontré à deux reprises un chercheur de Polytechnique et de l'INRIA, Gilles Doweck. J'ai pu lui expliquer ma démarche et il m'en a donné un retour critique et fertile.
J'ai également pu bénéficier de très bons conseils de Serge Bouc, mathématicien, et Jean-Paul Delahaye, chercheur en science et très bon vulgarisateur,
Durant cette période, j'ai donc pu côtoyer des universitaires, des chercheuses et chercheurs qui m'ont aidée à mieux appréhender ce sujet et à améliorer les représentations et les outils pédagogiques que je concevais.
D'où vous est venue cette idée de concevoir des outils pédagogiques pour expliquer le calcul quantique ?
Au fur et à mesure, j'ai élaboré une interface qui permet de visualiser les différentes étapes d’un calcul quantique.
C’était un but qui me semblait intéressant d’un point de vue pédagogique car il est, par principe, impossible de visualiser les phases d’un calcul quantique. J’ai décidé de déposer un brevet à l’INPI concernant ce mode de représentation.
Une fois qu’il a été acquis, j'ai voulu créer une entreprise de logiciels de calcul quantique avec les différentes personnalités que j’avais rencontrées. Malheureusement, il y a 10 ans le sujet était trop nouveau et les organismes de financement n’ont pas pu suivre. Selon eux nous étions trop en avance et le marché n’existait pas. Cela a refroidi nos ardeurs.
Sans financement, nous ne pouvions pas aller très loin car il fallait avoir les moyens pour pouvoir acquérir des ordinateurs très puissants.
Par manque de temps j’ai progressivement lâché l’affaire car il fallait que je continue à travailler pour gagner ma vie. J’ai conservé mon brevet et je me suis dit que j'attendrai le temps nécessaire avant de me replonger dans ce sujet qui me passionnait. Et 10 après, l’ordinateur quantique est maintenant sur le devant de la scène avec les grands acteurs mondiaux du Net qui investissent massivement dans le domaine.
Une des difficultés du calcul quantique réside dans l'impossibilité de pouvoir le debugger. C’est une chose inhérente au calcul quantique : on ne peut pas observer les valeurs des variables de l'algorithme pendant le calcul, car cela détruirait automatiquement l'état de superposition qui permet précisément le parallélisme quantique.
Contrairement à un calcul en informatique classique où un programme peut être arrêté afin de lire la valeur des variables, avant de le relancer ou le rectifier.
Mes outils de représentation aident donc à la compréhension de ce qui se passe durant les phases intermédiaires des calculs quantiques - en tout cas je l'espère.
Curieuse de savoir ce que l'un des pionniers du calcul quantique penserait de ces outils, je suis allée voir Richard Jozsa, le co-créateur de l'algorithme de Deutsh Jozsa avec David Deutsch, à Bristol en Angleterre et je lui ai montré mes dispositifs. Il est apparu que la représentation de tous les états possibles dans le calcul permettait de pointer certaines singularités qui ne faisaient pas l’objet de l’algorithme proprement dit.
Autrement dit, mes outils permettaient non seulement de débugger les calculs quantiques en observant les différents états mais aussi de révéler des cas singuliers. C'est à ce moment-là que j’ai réalisé que ça valait le coup de déposer un brevet.
C'est assez exaltant d'explorer de tels concepts lorsqu’on n’est pas soi-même chercheur mais que l’on tente toutefois de décrypter de nouveaux territoires. Ce côté recherche d'indices et résolution de problèmes est assez stimulant.
Au début, j’avais développé mes outils pour mes propres besoins, afin de comprendre ce qui se passe et ainsi pouvoir exprimer, à ma manière, les étapes du calcul quantique ; finalement cela a débouché sur un mode de représentation qui offre un nouvel éclairage.
Je suis heureuse de reprendre ce travail à des fins de vulgarisation et de tenter d'expliquer au plus grand nombre ce qu’est l'informatique quantique.
Ce souci de transmission du savoir fait également partie de ma manière de partager ma passion pour les sciences.